Récoltes et semailles : réflexions et témoignage sur un passé de mathématicien d’Alexandre Grothendieck (1928-2014) est une gigantesque œuvre visionnaire et hétérodoxe de 1926 pages rédigée entre juin 1983 et mai 1986. Elle fait l’objet d’une réédition en mars 2023 par Sophie Kucoyanis aux éditions Gallimard, avec l’ajout d’une centaine de corrections faites par l’auteur lui-même. Des traductions sont en cours vers l’anglais, l’espagnol et le russe.
Son propos est de « faire le récit, et par là même, la découverte de l’aventure intérieure qu’a été et qu’est ma vie ». C’est aussi un lent dévoilement souvent joyeux, tendre, rétif, incandescent… des mécanismes subtils de la créativité que chaque être humain porte en lui.
Un drôle de sujet
C’est avant tout au lecteur ordinaire que l’auteur s’adresse, dans une intention didactique tout à fait explicite. Il veut transmettre les outils de la connaissance de soi et des autres. Pour nous initier au langage secret de cette force créative, cette pulsion – instable, dangereuse et délicate – de connaissance et de découverte, Alexandre Grothendieck tient un journal de bord qui est une enquête. Sa pensée philosophique se forme au jour le jour sous les yeux ébahis du lecteur qui partage son cheminement vers la connaissance de lui-même. Éloigné de la recherche mathématique, la pensée n’existe plus désormais en dehors de l’acte d’écrire : « Chez moi le rythme de la pensée qui travaille (qu’il s’agisse de travail mathématique ou de tout autre, y compris le travail que j’appelle « méditation »), est le plus souvent (sinon toujours), celui de la main qui écrit, et nullement celui de l’œil qui lit » (p.756). Il ne dissocie plus la main et l’esprit. De cette phénoménologie de l’écriture, il ressort que nous, lecteurs ordinaires, sommes appelés à devenir des êtres de langage dotés d’une nouvelle puissance.
Dans le domaine des mathématiques, Alexandre Grothendieck a produit le concept de topos, « notion unificatrice ». Dans son œuvre littéraire Récoltes et semailles, il fait le récit de sa vie de mathématicien, doublé d’un métarécit. Ce qui émerge est une vaste définition parfaitement explicite de la créativité propre à tout être humain. Elle est un nouvel art du discours, qui relie humblement le langage naturel au langage universel du vivant. Un pont entre Soi-même, l’autre Soi-même et les autres.
La structure du « monstre »
Où commence véritablement le propos ? Le lecteur est invité à le lire dans le désordre et à sauter les passages mathématiques. L’ordre et le rythme du récit sont constamment déstabilisés. Il s’ouvre sur une « présentation ou prélude » de 191 pages qui contient une partie intitulée « en guise d’avant-propos », puis un « épilogue ou post-scriptum » précède l’introduction qui clôt cette entrée en matière. Et la table des matières ne permet pas d’appréhender la structure de l’œuvre ! Elle fait partie intégrante d’un véritable chef-d’œuvre littéraire, dont l’écriture se situe dans le prolongement de son activité de mathématicien hors-norme.
Il a toujours accordé une place essentielle à l’acte de nommer, comme en témoignent les noms de ses notions mathématiques bien connues dans le domaine de la géométrie algébrique : « schémas », « topologie étale », « espace rigide-analytique », « cristal », « yoga des formes ». D’autre part, il a appris à une génération d’étudiant à écrire les mathématiques en accordant un soin infini à la référence par l’utilisation de l’index. La composition de Récoltes et semailles conserve une trace de cette méthode. Les paragraphes sont émaillés de longues notes qui prennent le pas sur l’essentiel, nommées et référencées. Les transitions fleuve sont essentielle à la métamorphose d’une pensée qui se résout en de nombreuses « épiphanies ». Elles miment le mouvement d’une sincérité totale. De plus, l’auteur déconstruit sciemment la temporalité chronologique de sa vie, par des répétitions d’épisodes qui font émerger des « points de vue féconds ». Mais l’œuvre respire aussi la simplicité : celle d’un style au rythme essentiellement binaire et de notions issues de la dualité du yin et du yang.
Créé le 10 mars 2022, l’Institut Grothendieck dirigé par Olivia Caramello a mis en exergue cette citation de Récoltes et semailles : « Et il arrive, parfois, qu’un faisceau de points de vue convergents sur un même et vaste paysage, par la vertu de cela en nous apte à saisir l’Un à travers le multiple, donne corps à une chose nouvelle ; à une chose qui dépasse chacune des perspectives partielles, de la même façon qu’un être vivant dépasse chacun de ses membres et de ses organes. Cette chose nouvelle, on peut l’appeler une vision. La vision unit les points de vue déjà connus qui l’incarnent, et elle nous en révèle d’autres jusque-là ignorés, tout comme le point de vue fécond fait découvrir et appréhender comme partie d’un même Tout, une multiplicité de questions, de notions et d’énoncés nouveaux ».