L’humain qui vient

Transcription des 3 extraits choisis du colloque « The human of the Future » de l’UNESCO, Journée mondiale de la philosophie du 16 novembre 2022.

Ouverture du colloque

HUMAINS ET NON HUMAINS

Pauline Palma (France), sciences humaines et sociales, UNESCO

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Ce colloque prend place dans le contexte philosophique mondial du transhumanisme et du posthumanisme. Les problématiques sont les suivantes : l’être humain qui vient est-il encore humain ? Quelle est la place de l’humain sur Terre ? Comment développer les capacités d’invention des hommes et des femmes ? La réflexion est ouverte, béante… pourquoi ?

Les déterminations traditionnelles de l’humain… viennent de l’humain lui-même ! Il est inlassablement appelé à une expérience de l’indétermination. Le mot « humain » est sans définition stable, donnée d’avance. C’est un sujet, une personne, un individu créé et vivant… appelé à se transformer. L’expérience de l’inadéquation est au cœur de l’humain. L’humain est toujours inadéquat. Un humain qui vient est un humain qui n’a pas encore de nom ni d’identité ; l’humain, ce n’est ni l’homme, ni le mortel, ni le vivant. 

Ce colloque a lieu dans un espace mondial inédit de rencontres pour arracher l’humain aux codes conventionnels établis. Il n’y aura pas d’approche univoque, mais une infinité de figures de l’humain.

Olivier Perriquet (France), artiste et scientifique, cofondateur du Groupe de recherche «L’humain qui vient »

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L’humain a une identité protéiforme. Bruno Latour parlerait de ses « modes d’existence ».  Il n’y a pas une vérité, mais des formes vérités en fonction des domaines : droit, art, science… La philosophie est la gardienne de cette diversité. Les connaissances ne se dégagent jamais d’un point de vue. Le savoir est toujours situé, il relève d’une discipline. Le fait d’être situé est un atout.  Nous allons commencer à penser le devenir de l’humain collectivement. Pourquoi on s’interroge ? Mon propre savoir est situé. Je suis mathématicien et artiste. Que s’est-il passé depuis les années 50 ?

1950 découverte scientifique du transistor (silicium pour implémenter des fonctions logiques, concevoir des solutions intelligentes) ;

1972 invention de la puce de 2000 transistors puis des réseaux de transistors ;

2022 des dizaines de milliards de transistors miniaturisées dans nos téléphones.

Nous avons perdu l’accès direct à l’ensemble des couches implémentées de nos technologies. Nous sommes pris dans le filet. Il devient impossible de débrancher la prise de courant. C’est un fait récent de l’histoire des sciences. Vitesse et accélération en font un changement non linéaire. Tout prend place dans un temps court, on en conçoit et ressent les effets.

À quoi sert la philosophie ?  À « rechercher la façon dont on peut avoir une vie qui soit bonne, une meilleure relation à notre environnement ».

Gabriela Ramos (Mexique), sous-directrice générale pour les sciences humaines et sociales, UNESCO

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Mettons l’humain au cœur de nos réflexions et non pas la technologie. Par qui sont fabriquées les technologies ? On a parfois l’impression que ce sont les machines qui fabriquent la technologie, mais c’est seulement une impression. La situation est complexe si l’on veut préserver la démocratie, à l’heure où la techno fait du microprofiling. 

Seuls les humains développent les machines, nous pouvons leur donner la forme que nous voulons. Nous les produisons, mais parfois pas avec toutes les mesures de sécurité qui s’imposeraient. 

La pression démographique, climatique est grande et nous devons modifier notre manière de penser pour nous connecter à nos amis les plus proches. Développer une pensée éthique (ethical thinking) en multidisciplinarité (multidisciplinarity). Toutes les disciplines doivent être représentées. Nous devons protéger et promouvoir les droits humains, la dignité humaine, la soutenabilité (de la planète), la justice.

Que se passe-t-il quand notre identité n’est pas numérique ? La moitié du monde n’est pas connecté à Internet. 

La philosophie se tourne maintenant vers l’action (Philosophy is now a call to action). Quel est le rapport entre l’anthropologie et la technologie ? Contrôler la haine, diminuer les attaques et les abus. Tel est le but de l’action philosophique. Penser et penser encore, pour comprendre l’impact de la technologie. Les communautés des réseaux sociaux nous ressemblent. Qu’en est-il de leur diversité (diversity) ?

Joffrey Becker (France), docteur en anthropologie sociale et ethnologie de l’EHESS, chercheur affilié au Laboratoire d’Anthropologie Sociale, a participé aux travaux de conception du robot NAO, auteur de Construire les robots des droits humains (Build human rights robots) Humanoïde (art & science) et du film Vivre avec les machines.

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Depuis 2009, ce qui me frappe c’est que les robots suscitent toujours de grandes peurs et de grands espoirs. C’est une ambivalence à dépasser. Les machines sont des outils, le produit de l’imagination et de la planification. Leurs défauts et leurs qualités sont les nôtres.

Les 3 effets de l’innovation technique sont les suivants : d’une part, les technologies bouleversent la façon dont on acquiert des connaissances (sur la vie et le vivant). D’autre part, elles transforment nos relations avec les objets qui procurent des sentiments. Enfin, elles orientent et contraignent nos organisations et façons d’agir collectivement. Elles ont un impact sur la façon dont la science se fait. La conception d’objets qui imitent la nature est une longue tradition, comme le canard de Vaucanson qui imite le canard. Il illustre ainsi le processus de digestion par dissolution. Les automates du XVIIe et XVIIIe siècle illustrent les fonctions des organismes vivants, visant la reproductibilité mécanique de la nature. Les frontières entre corps vivants et machines sont travaillées. L’histoire naturelle se constitue en simulant les processus vitaux. Les anthropologues ont noté qu’il s’agit de domestiquer les processus vitaux par les machines. Stabiliser le vivant, limiter l’action humaine. Fabriquer l’humanité des humains (Godelier). 

Projet Robot Scratchbot, 2006 (Bristol)

Financé par l’Union Européenne, il a démarré en 2006 avec le groupe de recherche de Sheffield. Le robot a un corps et une tête avec des moustaches. Il est fait de parties mobiles et immobiles. Ce projet vise à produire un nouveau type de capteurs bioinspirés pour imiter les moustaches. Imiter, développer des techniques pour s’orienter par exemple dans des environnements où les capteurs visuels ne fonctionnent pas.

Il s’agit d’une fabrication artificielle du processus de perception, localisation, cartographie et classification qui existe naturellement chez les rongeurs. Ces processus ont des effets rétroactifs sur la science elle-même ! On a étudié les circuits de la cognition chez les rats. Quelles sont les relations des rats avec leur environnement ? Elles sont faites de liaisons complexes, nous tentons d’imiter l’intelligence de l’organisme. Les circuits neuronaux doivent ainsi être supposés transposables techniquement. Effet scientifique et esthétique ! Les mouvements du robot à moustache interrogent sur les principes. Déjà à l’époque… la vie semblait postbiologique. Comment la sensibilité artificielle peut-elle nous faire imaginer qu’ils auraient une vie propre ?

Les machines sont une nouvelle espèce de vie post biologique, avec des interactions proches des situations rituelles (Denis Vidal) et une mythologie. 

Projet Berenson (2010, Paris)

Déployé au Musée du Quai Branly à Paris, il croise anthropologie, robotique et neurosciences. Un robot est placé au milieu des collections muséales, pour modéliser le sens esthétique des visiteurs. L’expérimentation a eu lieu dans un environnement qui accueillait beaucoup de publics. Un effet d’étrangeté a été ressenti.  Nous sommes surpris par ces machines qui nous dérangent par leur ressemblance avec un humain. Passé ce sentiment d’étrangeté, le statut du robot est l’objet de constantes transformations : une personne ou une chose ? C’est une boîte noire qui pose un problème de classification. Il est animé mais pas vivant. Le fonctionnement de cet objet est un genre de mystère à résoudre. On vérifie pendant l’interaction que cette machine en est bien une. On pose une limite à l’interaction. Le robot Berenson participe d’une reconfiguration des relations que l’on a aux objets. 

Robot Paro (utilisé depuis 2005 au Japon)

Paro est un robot émotionnel d’assistance thérapeutique, un médiateur qui remplace le travail des soignants. Ce genre de machines réorganise les activités. 

Les machines reconfigurent nos relations aux humains, ainsi qu’aux végétaux. Elles sont des systèmes informatiques et mécaniques qui intègrent des relations, des activités et les pilotent par des notifications (alertes aux opérateurs humains). Ce système a besoin d’homéostasie, d’équilibre pour fonctionner. Il s’auto-alimente par des transformations infrastructurelles.

Projet Lunar Greenhouse (Arizona)

C’est une ferme robotisée à lancer sur la lune, un système cybernétique en boucle fermée, une serre sans apport extérieur d’eau ni d’air, une structure légère à transporter par le vaisseau Orion.  L’objectif est le déployer et de l’assembler par des machines autonomes une fois posé à la surface de la lune. Son équilibre est associé à des capteurs par des ordinateurs embarqués. Cette boucle de régulation exclut les humains, il s’agit de réseaux de neurones artificiels. Les astronautes devront s’affairer à des tâches de maintenance sans compétence en agriculture. Ces systèmes existent sur terre. Il existe des potagers sans vrai jardinier.

Nos communautés sont hybrides : humains, machines, plantes, animaux. Il en découle une organisation d’activités nouvelles, de nouvelles relations. Ces systèmes visent à saisir les mécanismes pour maintenir leur stabilité. L’homéostasie sociale est un grand thème de la cybernétique.

En conclusion, ces systèmes autonomes intelligents s’inscrivent dans la continuité, prolongent les enjeux et réaffirment les principes que l’on avait au départ. Mais quels sont-ils et en sommes-nous conscients ? Nous utilisons déjà ces objets : les algorithmes issus de l’IA dans les téléphones. Nous avons besoin d’outils méthodologiques pour en mesurer l’impact. De quoi sera fait notre monde à venir ? Difficile de l’imaginer.

 Pierre Cassou-Noguès (France), philosophe et écrivain, professeur à l’université Paris-VIII, coéditeur de la revue SubStance, coproducteur de films de dystopies, auteur de Le rôle de la fiction dans le monde scientifique (Role of fiction in the scientific world)La bienveillance des machines (essai)

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Ni le philosophe ni l’artiste ni l’écrivain ne prédit l’avenir. Seul peut le faire le physicien ou le sociologue. Quelle est la place de la philosophie par rapport à la robotique et à la sociologie ?  Le philosophe doit imaginer des histoires. La philosophie de la technologie consiste à interroger l’imaginaire de ces technologies. Quand nous parlons d’intelligence artificielle et de robot, nous parlons de ceux qui sont portés par l’idée que nous en avons. Cet imaginaire forme le concept d’intelligence artificielle ou de robot, et détermine leur développement : nous allons vers ce que nous avons imaginé. 

Commentaire de mon film Vivre avec les machines

Cette ville qui commence à se dessiner n’est pas le monde de demain, mais le monde qui se dessine au présent derrière les écrans. Nous avons regardé des publicités pour essayer de détacher quelque chose, de faire apparaître ce que Samuel Butler appelait « l’autonomie des machines ».

Les machines ont une vie propre : c’est mon hypothèse de fiction pour un autre regard sur le développement technologique. Réformer (« reshape ») notre rapport aux technologies, en effectuant une rupture dans la fiction. 

Dans son Livre des machines (1870), Samuel Butler montre que les machines n’ont ni conscience ni intelligence ni vie. Elles ont seulement une tendance à l’extension. Les machines forment un règne à part. En leur prêtant conscience ou vie, on anthropomorphise et c’est faux. Les machines utilisent les humains pour s’étendre.

Le développement technologique, c’est quoi ? Une prothèse, comme l’aspirateur qui sert à mieux faire la poussière. Mais l’aspirateur utilise aussi l’humain pour contribuer au développement du règne des machines. L’humain utilise, use l’aspirateur qui se casse. L’humain contribue à la fabrication d’un nouvel aspirateur. On peut imaginer que les machines se reproduisent… mais il y aura toujours besoin de l’humain pour choisir un nouvel aspirateur ! 

On va en acheter un nouveau dans un magasin. Une nouvelle génération d’aspirateur arrive, l’humain contribue au développement des aspirations. OK. Mais l’humain représente une petite altérité. Les machines sont soumises à une sélection (Darwin) par l’humain. Si les machines ont besoin des humains, elles vont en prendre soin. L’humain est un parasite pour les machines, comme les parasites dans notre ventre nous sont nécessaires. Nous prenons soin de notre flore intestinale.

L’humain, lui, est plus heureux de s’occuper d’un être qui a besoin de lui. Les machines se sont faites petites et mignonnes pour donner l’impression à l’humain de prendre soin d’elles et de lui. Comme le montre l’exemple du robot thérapeutique : le constructeur prétend que le fait de caresser ce robot est bon pour les patients atteints de démence sénile. Des scientifiques prétendent que caresser la fourrure de ce petit robot est bénéfique pour la santé des patients. Je trouve qu’il y a quelque chose de choquant, même si je ne peux contredire le scientifique qui a prouvé ça. OK, disons que c’est bénéfique pour la santé. On aurait aussi pu imaginer que des infirmiers soient payés pour se laisser caresser la tête, que des bébés phoques soient élevés pour cela… Ces solutions auraient-elles été meilleures ? Sans doute pas. C’est choquant car nous refusons de nous occuper de ces humains.

Débat  avec le public

Dans un contexte de guerre, on veut créer des robots qui ont une éthique. Quels sont les travaux réalisés pour la paix ? Beaucoup de travaux sont financés par les directions de l’armement ou compagnies privées qui ont des contrats avec l’armée (ARPA / DGA). Cartographie, localisation, reconnaissance, drones autonomes volants terrestres sous-marins. Pour l’armée française, ce qui compte est que l’humain reste aux commandes. Les lois éthiques dans une machine, c’est irréalisable techniquement à l’heure actuelle mais cela n’évacue pas les recherches sur l’autonomie de ces objets. 

Si à l’époque du projet Manhattan on avait eu les outils actuels, est-ce qu’il aurait pu aboutir à la bombe nucléaire ? Le projet Manhattan posait des problèmes aux scientifiques. Norbert Winner semble avoir refusé d’y participer, ou bien les services américains l’aurait-il écarté car il était trop bavard ? Après Hiroshima et Nagasaki, parce que certains de ses résultats ont été utilisés pour la bombe, il a imaginé démissionner du MIT. Il est resté à cause du danger qu’il voyait dans l’automatisation. On était aux débuts de la cybernétique. Il a vu le potentiel de l’automatisation, aussi grave que la bombe atomique. Les scientifiques ont perdu un combat éthique et politique avec la bombe atomique, mais un autre aussi important allait se jouer, qui méritait qu’on reste scientifique. Le projet Manhattan a posé des problèmes aux scientifiques.

Le rapport aux animaux et au monde naturel se retrouve dans l’œuvre de Perriquet Close Encounter of a remote kind avec des images qui proviennent de la modélisation d’un flux de baleines, en 2013. Dans quelle mesure la technologie peut rapprocher l’homme et l’animal ? 

O. Perriquet : Voici une expérience de pensée de Valentino Braitenberg, directeur du Max Plancq Institute. Experiment in synthetic psychology. On imagine des petits robots simples sans électronique, des capteurs de lumière. Les mobiles ont des comportements complexes émergents, notion de maths qu’on retrouve aussi dans les automates cellulaires avec des matrices de pixels régies par des lois simples : changement de couleur selon le voisinage. On voit des motifs complexes qu’on ne peut pas s’empêcher d’interpréter. Cela révèle l’intentionnalité de celui qui regarde, plutôt que l’intention dans ces mobiles, qui n’existe pas. 

La simplicité des règles donne un résultat imprévisible, c’est la paréidolie. Par exemple quand on reconnaît des animaux dans les nuages. Il s’agit de la propension à reconnaître des formes. Dans la reconnaissance des visages, on est plus rapide que dans n’importe quelle autre reconnaissance. C’est utile en termes d’évolution biologique pour l’homme. On projette constamment des significations dans ce qu’on voit. 

Analysons l’exemple du flux de baleines blanches au Canada, en train de nager dans un aquarium public. Le flux vidéo avec tracking le reproduit en ombre inversée avec une anamorphose constante. Parfois, on reconnaît quelque chose d’animal, par moment on perd cette reconnaissance. Que se produit-il dans ce moment liminal où on ne sait pas quelle forme on est en train de regarder ? On sous-estime l’investissement personnel que l’on met dans nos projections, dans cette relation qui se forme avec le non humain, artificiel ou animal. Voici le renversement de perspective que je propose : une symbiose à deux points de vue symétriques des deux organismes. Ce qui se produit du point de vue d’un organisme participe à l’intérêt évolutif de l’autre organisme. 

Le point de vue de Butler, celui de la tendance à l’extension de la machine, peut aider le biologiste qui s’interroge sur le virus pour en comprendre le développement… qui en réalité ne pense pas. C’est une sorte de fiction. 

Qu’en est-il de notre rapport aux végétaux ? Les machines ont une fonction étrange avec eux, elle les entoure et s’immiscent à l’endroit qu’ils occupaient pour recevoir et stocker de l’énergie. On ne ressent pas de violence. Est-ce problématique ? Noé sauve les animaux sur son arche pour qu’ils se reproduisent mais laisse le végétal se noyer. La forêt qui brûle, c’est pareil. Est-ce le problème, que nous ne ressentions pas cette violence de la technologie sur le végétal ? Le rapport au végétal est plus intéressant. 

.. Se pose la question de l’empathie. Un sujet central de la robotique sociale. Pour les roboticiens sociaux, imiter les comportements sociaux, ça ne marche pas du tout, mais quelque chose de l’ordre de l’empathie a quand même lieu. Quand une machine humanoïde se casse le bras, on a un peu de la peine. Quand notre ordi rame, on éprouve quelque chose à son égard qui ressemble à de l’empathie. Ces machines auront-elles un jour le statut d’espèce ?

O. Perriquet : nous avons un système nerveux comme les animaux qui ont la capacité de souffrir. L’empathie se conçoit différemment envers les animaux et les végétaux. Le troisième règne des fungus a longtemps été considéré comme végétal à tort. Il y a des réseaux de mycéliums qui entrent en symbiose avec les racines de plantes, d’une taille considérable, qui échangent des informations chimiques et électriques comme dans le système nerveux. Bizarrement, l’empathie pour les fungus serait supérieure à celle pour les végétaux…

Le fleuve néozélandais est désormais un sujet de droit reconnu, car il a une capacité au bien-être. Pourquoi est-ce le système nerveux qui me permet d’avoir du bien-être ? Je veux imaginer des histoires où des fleuves pourraient avoir une sorte de bien-être. J’ai de l’affection pour mon téléphone portable, je l’ai sur moi, je lui parle, il se casse et je suis triste. Par une multitude de signes, il me demande de le remplacer quand il refuse des mises à jour ou téléchargement. Un jour, je vais le changer. La techno utilise cette capacité à l’empathie pour se développer. Quel détournement problématique ! Cette tendance à l’extension des machines nous conduit au bord de l’abime.

À l’UNESCO, il n’est pas évident d’avoir de la sagesse… Mais pour la délégation de l’Espagne, c’est important ! L’UNESCO est la seule institution universelle où l’on peut penser le futur. Les bureaucrates ne pensent plus, font des combinaisons étranges de sémantique. Normalement, quand on parle des humains et des non humains, il y a un concept qui n’a pas été évoqué par les présentateurs. La singularité, concept de l’imaginaire, est anglosaxon. En France, cela n’intéresse-t-il pas ? Concept du passé ?

La singularité, c’est le moment où les machines font disparaitre les humains. Butler montre que les machines ont besoin des humains, cette altérité opère une sélection non naturelle. Je suis convaincu par Butler.

J Becker : je ne suis pas expert du transhumanisme qui évoque la singularité. Il y a une idée de fusion entre les objets techniques et le corps humain. Cette fusion en réalité a déjà eu lieu. C’est une caractéristique ontologique de l’humain. Le corps humain est toujours augmenté, associé à des technologies, équipés par des institutions. C’est un processus du devenir humain. 

(…) La singularité, ce n’est pas un concept si nouveau. Il correspond au moment de l’émergence de la conscience. Ray Kurzweil ne l’entend peut-être pas comme ça. Le lien entre humain et technique existe depuis longtemps. On n’est pas à un moment où on aurait affaire à des entités en mesure de penser, de ressentir de la douleur. Ça rejoint une question philosophique : la conscience peut-elle émerger dans un substrat non biologique ? Où se situe la conscience ? 

(…) Derrida rappelle que l’on écrit depuis toujours. C’est un geste technique. On est lié à la technique mais on n’est pas entièrement technique. Être remplacé ou téléchargé par des robots, c’est autre chose !

(…) On commence à donner le statut de personne morale à des rivières et à d’autres espèces non vivantes. Là, l’être humain crée des problèmes qu’il ne peut résoudre. Il les scotomise. Exemple : le problème majeur de l’enfouissement des déchets nucléaires. Aucune solution n’est entièrement sans danger. La question qui se pose : faut-il attribuer le statut de personne morale à la Terre ? C’est le futur de l’humanité qui est en danger avec les déchets nucléaires. Au lieu d’arrêter la guerre, on recrée des problèmes écologiques en rouvrant des centrales nucléaires. Le danger est à moyen terme. 

(…) La Terre comme personne morale juridique ? Bruno Latour aurait dit que c’est un de ses modes d’existence sans doute. Je ne sais pas. Est-ce que le fait de transformer en sujet de droit des êtres non humains, c’est une façon de protéger l’environnement humain ou réellement une transformation de notre ontologie ? Des juristes travaillent : au nom de quoi on donne le statut de sujet de droit à des non humains ? Dans la mesure où on pourrait leur prêter quelque chose de l’ordre du sentiment, de la cognition. Par exemple, pour un singe ou un fleuve. C’est une question. Pourquoi s’attacher autant à l’intériorité, à cette capacité à ressentir une intériorité ? Le droit des humains pose la question de la place de l’intériorité par rapport au corps.

J. Becker : la question du droit des robots se posent depuis un peu moins de dix ans et c’est toujours un sujet de débat. Pour moi, avec la question du droit à des robots et écosystèmes, on doit aussi remettre l’humain au centre des préoccupations. Faut-il vraiment désanthropocentriser ? Cette catégorie de non humain vaste et fourre-tout me pose problème. On pose des biais que la distinction humain / non humain nous permettait d’évacuer.

(…) Il y a aussi la question de l’empathie envers des organismes qui sont censés ne pas souffrir. Or il y a des plantes qui vont bien ou mal. Je constate, elle dépérit ou prospère. 

(…) Qui a besoin de qui ? Les biologistes raisonnent, prennent le point de vue d’une bactérie ou d’un virus. Ils projettent en eux quelque chose qui n’y est pas. Il ne faut prêter à la machine qu’une tendance à l’extension, qui ne passe ni par l’émotion, ni la conscience, ni l’intelligence, ni l’instinct. Comme un cristal, une bactérie. Saisir cette tendance à l’extension. Tous les mots qu’on utilise sont chargés de cette connotation sentimentale humaine. On peut essayer d’approcher de cette idée : voir autrement le développement technologique, s’amuser avec lui.

(…) Il y a une force de gravité qui nous ramène en permanence à l’humain. Il faudrait produire un décentrement pour renouveler notre vocabulaire. Essayons de nous extraire de cette force de rappel.

(…) Les machines utilisent l’humain, elles ont besoin de l’humain pour s’étendre. Autonomie ? L’humain est-il l’unique moyen au principe d’extension ? 

(…) Les aspirateurs peuvent aussi utiliser les chats pour s’user, quand ils sautent dessus pour s’amuser. L’hypothèse de Butler est une hypothèse de fiction : ce qui compte, c’est cette altérité qui permet d’opérer une sélection. Mais où commence l’altérité ?

APRÈS LE COLONIALISME

Paulin Ismard (France), historien spécialiste de l’Antiquité grecque, Université Paris I-Panthéon-Sorbonne

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« La référence antique a alimenté depuis au moins le XVIIIe siècle le discours au sujet de la supériorité de la civilisation occidentale. Prenons pour exemple les statues peintes que l’histoire de l’art a imaginées blanches. Interrogeons l’histoire des savoirs sur l’Antiquité, influencés par l’histoire coloniale et impériale européenne. À l’aide des concepts et interrogations postcoloniaux ou décoloniaux. Décolonisons d’abord l’Antiquité classique. Jean-Michel Blanquer expliquait que le grec et le latin faisaient partie du patrimoine européen… oui, mais pas seulement ! Il faisait appel au statut identitaire imputé à la référence gréco-romaine et à son rôle en Occident.

Décoloniser l’Antiquité classique, c’est relire la tradition textuelle de l’Antiquité classique. Son origine est liée aux traits constitutifs de l’Occident. Il s’agit d’accréditer le discours d’identification pour mieux le retourner. Le risque est de reconduire un discours essentialiste et identitaire. Par exemple, celui de l’existence d’un discours relevant de la race dans les mondes grecs et romains. C’est dans l’Antiquité gréco-romaine que la race aurait connu une première formalisation. 

On fait commencer une histoire mondiale de la race dans la matrice gréco-romaine. Le terme de « racisme » est pertinent pour l’époque classique hellénistique. La race est un fait institutionnel produit par des rapports sociaux et non pas biologiques.

Au XVIIe et au XVIIIe siècle, la race correspond à une idée de transmission de caractères physiologiques et moraux, mais aussi biologique par l’intermédiaire de « fluides ». Une telle conception n’existait pas dans le monde gréco-romain. Aucun terme en grec ou en latin n’existe pour dire « race ». Mais c’est quand même la façon dont les historiens ont longtemps abordé le concept d’ethnicité. 

Cf. Lieu commun au livre 8 d’Hérodote sur les Athéniens. L’identité grecque, c’est avoir un même sang et partager des cultes, avoir des rites en commun, une langue et des coutumes. Les Grecs avaient une conception constructivistes des identités collectives. Même s’il peut y avoir une conception biologique du sang, elle est secondaire. Les historiens aujourd’hui parlent parfois du fait que les Grecs classiques pouvaient adopter une conception racialiste de la citoyenneté. Mais ils savent qu’une définition aussi étroite est inadéquate pour décrire le monde ancien. La race est un « signifiant flottant » (Stuart Hall). Des groupes de population sont assignées à une identité sur la base de distinctions considérées comme naturelles. Naturalisation des rapports sociaux. Avec une définition aussi large, on a les théories des climats d’Aristote et Hippocrate (les climats construisent caractères physiques et moraux des Européens : vigueur et courage / Asiatiques indolents et goût de la servitude). Or en Asie, il y a des Grecs. Cela ne tient pas.

Une difficulté est de savoir dans quelle mesure les textes anciens parlent de tout ça de façon signifiante… la qualité du sang, les caractéristiques phénotypiques des populations, l’ancestralité d’une communauté comme justification de l’appropriation d’un territoire =  l’autochtonie et la bonne naissance. Bref, employer le terme de « race » n’éclaire pas les formes et conceptions de l’altérité à l’œuvre dans ces sociétés. Prenons l’exemple de la cité grecque la mieux connue, Athènes au Ive et au Ve siècle. Elle se pense comme un groupe de parents réunis par un sang commun, comme une organisation politique. Mais il n’y a pas de conception biologique de la citoyenneté.

La biopolitique conceptualisée par Michel Foucault produit des effets d’aveuglement. La parenté ne relève pas d’une sphère de la nature qui se distinguerait par rapport à la construction d’un ordre politique qui procèderait d’une convention.

Dans la pensée grecque, on ne distingue pas les conventions de ce qui serait naturel. Le concept de race a partie liée avec l’avènement de l’hypothèse naturaliste. 

L’Antiquité n’est pas un lieu fondateur de l’Occident. Les Européens et leur extension coloniale ne sont pas les héritiers naturels du monde antique. Ce lien est le fruit d’une construction longue. Histoire brisée.

Il existe par exemple un Japon grec. Depuis l’ère Meiji, il y a un mythe grec japonais. Les armées d’Alexandre en Asie centrale auraient pu essaimer jusqu’au Japon. 
cf. 2016, Musée national de Tokyo, une exposition sur l’art grec mis en relation avec l’art japonais. C’était une histoire de l’art grec pas du tout orientée vers la représentation du corps humain comme nous le faisons, mais vers la céramique géométrique. C’est la même chose dans les universités chinoises, où il existe  quasiment une sous-discipline pour comparer la Chine et la Grèce, lieu de construction des idéalités. Le débat est parfois politique au sujet de la démocratie ancienne à partir du modèle grec. 

Lire Bernard Mouralis Littérature africaine et antiquité.  Décolonialiser l’Antiquité classique, c’est provincialiser, déterritorialiser le rapport de l’Europe à l’Antiquité. Il y a une Grèce et une Rome qui peuvent appartenir à tous. Il faut à présent reconnaître une forme d’universalité à ce legs classique, qui ne peut donner lieu à aucune forme de patrimonialisation.

Qu’est-ce que la colonisation ? Le terme « colonie » vient du latin. Le droit romain esclavagiste a été la matrice d’une grande partie du droit colonial. 

L’esclavage massif chez les Grecs n’avaient pas besoin de justification : la pensée raciale se développe en relation avec la traite atlantique, dans un second temps. Fin XVe siècle, quand les Portugais et les Espagnols arrivent dans la Corne de l’Afrique, ce n’est pas au nom de la Race. Mais elle devient le discours qui légitime l’exploitation.

Dans les théories antiques et médiévales, c’est le droit du vainqueur sur son captif qui justifie l’esclavage : au lieu de tuer l’ennemi, on lui laisse la vie et on le soumet à l’esclavage. Ce qui était noté, c’était de vendre les esclaves. Le monde ibérique élabore un discours de la race pour justifier ce commerce.

Une histoire euro-américaine va approfondir et lier race et esclavage, qu’on ne retrouve pas dans le monde arabo-musulman (ex : la traite esclavagiste au Sahel et dans l’Est de l’Afrique n’est pas racialisée). Aujourd’hui, la notion de race existe encore sans l’idée de l’esclavage. Qu’est-ce qui se joue aujourd’hui quand on parle de race ? »

Sarah Mazouz – Tunisie – Sociologue, Centre national de recherche scientifique CNRS

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« Dans le contexte européen, qu’est-ce qui est colonial ? Qu’est-ce que ça apporte ? Attention à l’écueil de l’anachronisme. J’ai travaillé sur la France et la problématisation de l’altérité dans le contexte républicain. Les politiques de lutte contre les discriminations raciales sont formalisées non sans difficultés. Le contexte républicain est aveugle aux différences, ne racialise pas les discriminations qui existent quand même d’après les chercheurs.

Les politiques sont faites pour incorporer des étrangers nés à l’étranger. Les acteurs des politiques publiques se sont rabattus sur la question de la nationalité. On a célébré l’entrée dans la nation par la naturalisation, en omettant la logique de racialisation qui était pourtant mise en acte et qui subsiste.

En Allemagne et en Europe, j’ai ensuite étudié les pratiques d’acquisition de la nationalité et les politiques de lutte contre les discriminations, selon que l’on fasse référence à la question raciale ou pas. Je me suis immergée dans des institutions. Voici le cadre théorique de mon travail. J’ai étudié comment, dans une société qui se pense comme non raciste, il y a des groupes considérés comme inférieurs et menaçants. Des groupes se pensent supérieurs moralement. Il continue d’y avoir de la race même quand notre organisation pense en être débarrassée. La notion critique de race est opératoire. La race existe, non pas au sens biologique, mais dans la façon dont aujourd’hui des hiérarchisations continuent de jouer. Il y a bien un lien avec une époque où le racisme était structurant dans l’organisation politique et social des groupes humains.

Je parle de la race au singulier pour lutter de façon critique et ne pas adhérer aux catégorisations plurielles. L’idée est de montrer dans quelle histoire on s’inscrit. On est tributaire partout de la racialisation en métropole, comme dans les anciens empires coloniaux. Race et colonie sont donc à distinguer. 

Race et couleur de peau sont à distinguer. Dans la construction sociale et historique de la race, cette question arrive après coup comme justification d’une infériorité imputée en amont. Exemple : les castes indiennes distinguent des phénotypes (couleur de peau), même si on ne le voit pas. De même, on constate la valorisation de la clarté de la peau dans l’entreprise colonial japonaise. Idem pour les Irlandais dans le contexte de la colonisation par le Royaume Uni :  les Irlandais à la peau claire ne sont pas considérés comme blancs. Un blanchiment progressif des Irlandais a eu lieu, par leur participation progressive au projet esclavagiste aux États-Unis.

La race n’est pas un principe abstrait qui prendrait des formes différentes… Il n’y a pas de marqueurs raciaux. Dans l’expérience de chacun, il y a une certaine labilité dans la perception des marqueurs qui fondent ou non les assignations racialisantes.

Dans le contexte colonial européen, la question raciale était centrale. On relève des pratiques constantes de délimitation du groupe à des degrés divers, créant une anxiété statutaire commune pour maintenir l’imperméabilité entre les colons blancs et la population indigène soumise à des formes d’assignation racialisante. Il existait des dispositifs juridiques, mais aussi des pratiques plus subreptices dans l’organisation des rapports intimes et familiaux, avec la domesticité. (…)

En France, la question de la langue ne se pose pas pour les anglophones, mais seulement pour les Africains subsahariens, c’est racialisant. On constate aussi une moralisation de l’assignation raciale, une évaluation du parcours scolaires avec jugement condescendant sur les diplômes obtenus dans les pays du Tiers-Monde, en Inde, au Bengladesh, au Pakistan. Le premier cycle universitaire est évalué en France comme un niveau collège. Avec des jugements dévalorisants au sujet des pays d’origine par les agents de Préfecture en France. Attention à la condescendance envers les diplômes étrangers. 

Quand les postulants algériens ont des diplômes de l’excellence française (y compris dans les grandes écoles), cela est parfois vu avec suspicion. Discrimination encore aux processus de racialisation.

Une erreur serait de penser que les pratiques d’infériorisation ne viendraient que du colonialisme. Elles ne s’arrêteront pas comme ça… »

Débat avec le public

Si vous pensez qu’il reste qqch d’un empire français par exemple sur les territoires d’outre-mer… sachez que le code de l’indigénat n’existe plus ! 

Sarah Mazouz : Mais il y a une liste de territoires à décoloniser par l’ONU. Des îles sur l’océan indien, et à côté des Comores, des iles anglosaxonnes…

A priori, il y a un État formel, des lois dans les pays dits démocratiques. Malgré tout, ces questions de neutralité de l’État, de la loi ne sont pas résolues partout… L’État ne suffit pas à garantir l’essentiel des libertés pour tous. 

La question est moins celle de la liberté que celle de l’égalité. Dans quelle mesure les lois assurent concrètement, au-delà de leur simple énoncé, l’égalité ? La question varie selon les contextes démocratiques. Le travail n’est jamais terminé. Il y a une inquiétude démocratique fondamentale pour que le travail se poursuive. La notion de discrimination pose la question de l’effectivité de la norme. 

Je viens de Colombie. En Amérique latine, nous parlons de la décolonisation. Une solution est de parler du dialogue et des catégories : la modernité est importante. Même si la règle coloniale était portée par le droit, l’aspect colonial est une structure de pensée qui établit une hiérarchie. Il y a une division entre le Nord et le Sud en général. IL faut regarder ce qui a été fait en Amérique latine depuis 30 ou 40 ans. 

Sarah Mazouz : J’ai travaillé à l’université de Bogota. Le dialogue se poursuit avec la France. La question raciale a pris de l’ampleur comme outil colonial, mais il faut néanmoins penser les deux distinctement. Elle se cache aussi ailleurs.

Houria Bentouhami : Je voudrais parler de la réinvention de soi. Décoloniser l’Antiquité gréco-romaine, la désethniciser pour en faire un modèle universel, c’est bien… Mais pour décoloniser et provincialiser, ne pourrions-nous pas tout simplement éviter de nous référer à un foyer culturel originel ? Je suis philosophe. Quelles sont les catégories mêmes de la pensée ?… à voir avant de dire qu’on va pluraliser les accès à la philosophie, la démocratiser ? L’histoire de la philosophie est aussi une invention, à laquelle on donne une origine grecque… Mais on peut faire autrement, non ?

J’ai une question  pour Sarah Mazouz : les « pratiques d’infériorisation », est-ce une expression de la sociologie ? 

Sarah Mazouz : Non, pas spécialement.

Comment voyez-vous le spécisme du racisme ? Peut-on parler d’une légitimisation de la violence de l’espèce humaine par rapport aux animaux ? 

Sarah Mazouz : On exploite les animaux dans l’élevage agro-industriel… Ce qui se distingue est que l’on est face à des animaux qui ne vont pas revendiquer leurs droits. Même dans la façon dont on formalise une attention au non-humain, on peut produire des discriminations et pratiquer une forme de « pratiques d’infériorisation ».

Houria Bentami : La question de l’immigré de culture musulmane

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« La question du colonialisme est bien plus vaste que ce qu’on perçoit en France. Le fait de lutter contre la colonisation de la notion d’humanité doit se poursuivre. Que fait l’immigration postcoloniale à la notion d’humanité ?

La philosophie de l’immigration, empirique, est-ce encore de la philosophie ? Ou est-ce seulement de la sociologie ? Penser l’immigration depuis les lieux de l’immigration, c’est s’intéresser à l’humain éthiquement et politiquement. Dans la perspective d’une phénoménologie critique, qu’est-ce qu’une vie migrante dans la post-colonie, avec torture et ultraviolence ? Je suis fille d’immigré, j’ai été naturalisé à 18 ans. Je suis encore immigrée car il y a une surdétermination par l’essence que l’on me prête. Pour philosopher, je recueille en moi ce que j’entends et vois, je prends au sérieux une vie sensible. Je philosophe non pas selon mon identité, mais selon mon entourage. Je philosophe de façon contextuelle et non essentialisante.  

Racialisation et genre : les femmes voilées sont considérées comme monstrueuses, pourquoi ? Idem pour les hommes dits noirs et arabes criminalisés a priori, pourquoi ?

Peau noire, masque blanc, Frantz Fanon

La survie de l’espèce humaine est menacée. L’impossible humanité… ahah. Comment penser l’immigration qui vient ? Étudions les formes que prennent la vie. Accepter cette matérialité sensible permet à la philosophie de la maintenir vivante. 

Être un immigré, c’est être expulsable. Quid du retour au pays d’origine ? Rien de commun toutefois entre le Syrien, l’Algérien, l’Erythréen. Sauf leur expulsabilité qui dépend des conventions de travail entre les pays. L’expulsabilité définit ontologiquement l’immigré. Certains ont un statut solide et d’autres sont précaires. Expulsabilité du territoire et/ou du politique. 

L’expulsabilité est métabolique : on ne peut pas incorporer certaines personnes… Il y a inassimilation de certains immigrés selon le pays d’origine. Le statut de résident doit être en permanence remis sur le tapis. Souvent, de leur part, on observe une grande obéissance aux règles de droit, une surobéissance aux règles vestimentaires et alimentaires.

Et la déchéance de la nationalité ? L’immigré reste un étranger, malgré tous les processus de naturalisation. On demande aux Africains leur niveau de français, pas aux anglophones. On demande à l’immigré de devenir l’idéal du citoyen français, en lui faisant passer des tests de culture générale que les Français ignorent, pour obtenir la naturalisation.

Une fois naturalisé, on est domestiqué. L’immigré est un fantasme de menace sur la nation. Il est l’étranger qui envahit, ne cesse de venir. C’est ce que montre les images des médias, quand on voit des masses de migrants sur le bateau : des corps en excès, des enfants en situation de détresse, dans les barques, les centres de rétention, des corps épuisés et déprimés. La dureté des chemins parcourus montre que l’Europe frontière est déjà en Afrique et en Orient : esclavage contemporain, sévices sexuels, torture, etc. Femmes et enfants sont des victimes. Oppression de l’humanité par l’humanité. Aporie du consentement à la cruauté. L’immigré qui vient à pied et en barque est montré dans les médias comme ne cessant pas d’arriver. On ne dit plus « immigré » mais « migrant » pour montrer cette circulation continue. On a une politique d’État pour que des migrants soient ballotés en permanence. Harcèlement de la police aux frontières, des administrations. Crise de l’hospitalité ? Inimitié vis-à-vis des migrants, c’est structurel de l’État-nation qui protège ses frontières. Des corps-labeurs expulsables. Corps captés par des écrans, des capteurs thermiques… 

L’immigré, c’est aussi celui ou celle qui apporte une langue, une culture, un savoir-faire, des modes de luttes pour la justice, qui renouvelle notre manière de donner sens à la nature et à l’existence. « 

Alain Damasio, auteur de La Horde du contrevent (Grand Prix de l’imaginaire), La Zone du dehors ( inspiré par Michel Foucault), Les furtifs, membre du collectif Zanzibar.

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 » Dans son ouvrage Contre Sainte-Beuve, Proust a cette phrase devenue célèbre :  « Les beaux livres sont écrits dans une sorte de langue étrangère. Sous chaque mot, chacun de nous met son sens ou du moins son image qui est souvent un contresens. Mais dans les beaux livres, tous les contresens qu’on fait sont beaux ». Si une littérature du futur doit se faire jour, il me semble que Proust en dessine l’horizon, ou plutôt une forme de protocole ou de programme, dont Gilles Deleuze, dans Critique et clinique, fait le développement et l’affinage. Il parlait d’inventer un usage mineur dans la langue majeure. Minorer cette langue majeure, comme en musique où le mode mineur désigne une combinaison dynamique, en perpétuelle déséquilibre. Tailler ou sculpter dans sa langue une langue étrangère, ce qui reste pour moi un vrai défi (…). Faire fuir la langue comme on fait fuir un tuyau, ou la faire filer sur une ligne de sorcière. À l’évidence, un tel exploit ne va pas sans combat, sans une sorte d’agressivité véloce envers la langue majeure pour la creuser, l’ouvrir ou l’excaver, en attaquer le bois au ciseau. 

On est dans un état très particulier du monde aujourd’hui. On est dans la viralité de l’existence numérique, de nos réseaux qui n’ont de sociaux que l’adjectif. L’écrit pullule, paradoxalement.  Mécanique et banalisé. Le moindre SMS est préconduit, il est anticipé par l’algorithme et inscrit dans une chaîne de probabilités. À peine esquissés, nos mots d’amour sont devinés et l’arborescence se déplie en quatre branches comme un QCM à cocher. À peine amorcée, l’expression idiomatique se voit proposer sa complétion naturelle. Toute bifurcation, toute inventivité se paie d’une lutte lettre après lettre contre les milliards de mots semblables hiérarchisés par fréquence décroissante, que l’appli nous propose sans relâche, comme si rien de ce que nous pourrions écrire n’avait déjà sa forme prédéfinie dans l’immensité du babil humain qui nous a précédés au clavier. Alors on n’écrit plus, plus vraiment, ni sur l’écran ni sur le papier. On se laisse écrire, on est écrit, on écrit par l’intelligence artificielle, à même la surface meuble de nos cortex fatigués qui, à la fin, lâchent prise. 

Tout pouvoir, qu’il soit étatique, communautaire ou commercial, imprime sur la langue une sorte de tendance lourde : réduire progressivement le spectre des significations possibles, ramener chaque mot à une sorte de statut simple, d’un logo qui ne doit plus susciter qu’un seul sens et atteindre ainsi la prescription comportementale, le langage performatif qui fait faire faire ce qu’il dit. La consigne de vie, la pensée unitaire et alignée. Le Covid, ce sublime laboratoire de la gestion mondiale de la peur, nous a fourni une infinité d’exemples de ce langage prescriptif. Il ne s’agit plus d’informer, d’ouvrir le débat, d’éclairer les possibles. Il s’agit d’imprimer des affects, d’obtenir des usages, de forcer l’adoption d’une grammaire d’actes et de gestes-barrières, dont la vaccination serait le point final. Une langue du futur, tout à l’inverse, doit se construire un sens non pas en produisant des mots d’ordre, mais en fabriquant des mots de passe, selon le mot magnifique de Deleuze. À chaque porte, chaque sas, chaque seuil qu’on lui oppose, elle doit taper un mot-code qui déverrouille le sens. Face au frayage prétracé dans nos habitudes de sentir et de penser, elle a vocation au dévoiement, à la déviance, au chemin de traverse. Et si le mot en lui-même, par l’articulation unique des phonèmes qu’il forme, est pour moi une précieuse molécule de saveur qui se dilate dans la bouche, aucune langue ne peut déployer son originalité sans syntaxe. Sans une syntaxe neuve, forgée à la main, qui fasse naître cette fameuse langue étrangère dans la langue, et qui puise à une grammaire du déséquilibre, comme le suggère Deleuze.  

Bien au-delà, rien ne s’obtient de convaincant sans rupture, sans effacement, sans torsions des pronoms, sans crimes sur articles, sans néologie maniaque, sans conjugaison à des temps inconnus, sans conjonctions d’insubordination. C’est partout que la langue du futur doit attaquer et mordre l’ordre des mots, l’écoulement de la phrase, l’usage pervers des connecteurs, les solécismes et les impropriétés grammaticales, mais plus loin encore l’organisation même de la page, l’emprise des blancs et des noirs, cette rigueur absurde des marges justifiées. Et bien sûr aussi travailler la ponctuation, les signes diacritiques, la forme même des lettres, ce qu’on peut appeler cette typoésie qu’offre l’intelligence graphique d’un texte et les ressources optiques du langage. Trouver une sorte de langue qui ne ferme pas, ou plutôt qui ferme mal, comme la porte d’une armoire magique. 

Aucun écrivain ne peut viser LA langue du futur, comme s’il y en avait une (sauf si tu veux t’ériger en leader Maximo de la novlangue fascisante). Mais on peut proposer à notre échelle, avec des petits moyens têtus, qui soit pour l’humain qui vient, une forme d’émancipation des normes.

 Comment on peut la laisser entrevoir, la graver en filigrane sur le papier fin de nos avenirs ? (…) Ma conviction toute personnelle, en revenant à l’intuition géniale de Proust, c’est que la langue du futur doit offrir un dehors au langage. Ce dehors n’est plus à chercher dans les langues étrangères stricto sensu…

Essayer de partir vers des sortes de langues végétales et animales, chercher dans les langues du vivant, dans les langues vivantes (pour faire un jeu de mots un peu à la con). Aller chercher dans cet envers si proche, dans cette doublure de cris, de chants, de trilles, dans cet ourlet de vibrations et de feuilles froissées, dans ces écoulements de rivières et d’avalanches, la matière rythmique d’une syntaxe autre. Comme l’a suggéré Vinciane Despret dans son Autobiographie d’un poulpe et autres fictions, les araignées par exemple ont un langage vibratoire infiniment sensible qui peut aller jusqu’à la perception des ondes wifi, des ondes radio, des micro-ondes, etc. Communiquer, pour elle, revient à vibrer et faire vibrer, à interpréter des ondes et à les métaboliser. Pour un oiseau, le langage sera tout autant un langage de couleurs, de gestes, de postures ou de parades, amorce de vol et lecture de l’air, que variations sifflées perpétuelles, comme pour le merle. C’est là que l’écrivain doit aller chercher ses textures, son phrasé, se mettre en extrême voisinage de sensibilité, aller puiser dans ses ancestralités animales, dont on sait désormais grâce au néo-darwinisme qu’elles sont communes et partagées avec des milliers d’espèces dans l’arbre de l’évolution, et qu’on peut donc les « comprendre », en sentir les inflexions, la nécessité même, par une sorte de « parenté alien » (Baptiste Morizot).

Écrire comme un loup lupiné, turlupiné, sachant que nous ne serons jamais loup, tandis qu’un devenir-loup, qu’une zone d’intime proximité sensorielle et perceptive avec le loup s’avère pourtant possible. Qui nous fera sentir les sangliers en mottes de prairie  mouvante, ou qui nous poussera à faire zigzaguer la syntaxe à même la course d’un chevreuil qui bifurque et qui fuit. Écrire en cigale, écrire en insecte, écrire comme Kafka en taupe dans un terrier. Plier la langue sur elle-même en origami, la faire filer à fleur d’eau, comme un castor nage, tout sens à la lisière du courant. Mais il ne s’agit pas de mimer, il ne s’agit pas juste de décrire, de faire comme si. Il s’agit de sentir ce qui fait langue dans la façon qu’a un animal de percevoir le monde et de l’interpréter. Dans sa façon à lui de communiquer avec les petits, avec les autres espèces (…). Le poulpe s’exprime avec la couleur de sa peau, qu’est-ce ça serait, traduire une émotion avec la peau de la langue ? Ça, c’est une question d’écrivain du futur. Est-ce que ça doit passer par la couleur du texte, par la texture du papier qu’on utilise, par une typographie légère, mouchetée, qui ferait texture sur l’ensemble de la page, qui se confondrait avec la page dans un leurre subtil… ou est-ce que la peau d’une langue, ce sont juste des mots purs, construits comme des mots normaux mais dénués de sens évidents, juste un écoulement de mots nus (…) . Et les araignées alors ? Comment écrire l’agilité vibratoire d’une faucheuse à pattes si fines ? Comment écrire, tisser en sortant le fil de son ventre ? Comment s’approcher d’un monde d’ondes que la phrase restituerait ou rendrait tactiles ? Faut-il chercher dans la répétition espacée des phonèmes, des syllabes proches, y dessiner un rythme, une ligne d’onde, prendre la parenthèse comme unité vibratoire qui se dilate, les enkyster les unes dans les autres, comme le ferait Raymond Roussel, réduire le chant des phonèmes au minimum, lignes percussives mates du genre le ramdam mat du flap flap mouche sur la toile qui la happe ? Ce que je pressens est que le monde qui vient tend à l’automatisation du phrasé  – c’est ce que j’essaie d’expliquer par la logique de l’algorithme –, devient congruent au flux cadencé du numérique, sera saturé d’un langage machine qui n’est que le régurgité du big data, prélevé sur le flow quotidien de mots doux et de platitudes professionnelles. La syntaxe s’algorithme, tel est son horizon. La littérature de l’humain qui vient, elle, s’inventera dans son dos digital. Par l’artisanat, par le non reproductible, par le non viral, le contrepied féroce, le défi assumé face à l’IA qui sait tout. Par un renouement avec le vivant, on y revient, et ce qu’il exprime si discrètement, si quotidiennement, lui aussi pourtant, tant l’animal sait s’interstitier dans nos habitats même urbains. La résistance s’organise sous les radars médiatiques, dans la furtivité des essais clandestins, par tous ceux et toutes celles que la langue inspire quand elle se veut vivante. Écrivaines en herbe, oui au sens littéral, écrivains en friches pour qui peuplier et sanglier sont des verbes. Scribes insectes qui vont faire striduler la langue, l’émietter et l’accélérer, la hacher menu, pour la rendre musicale comme un set électro. La langue du futur sortira peut-être de notre empathie aux autres espèces, de l’éthologie, de la quête d’un dehors qui est déjà en nous et qu’il faut retourner à l’air libre, comme un gant.  

Science-fiction 

La science-fiction ne reproduit pas le réel. Elle rend réel. Elle rend le réel comme on rend l’âme, comme on rend une nourriture ignoble ou trop riche. Ce qui n’aurait pu rester que concept vertigineux, impasse technologique, métaphore étrange ou spéculation, devient dans la science-fiction évidence vivable et vécue, devient image ou architecture. La science-fiction fait du conditionnel futur un présent de l’indicatif, un présent de narration, une présence. La vraie lutte des imaginaires ne passe donc pas sur la ligne de front entre futur désirable et dystopie noire. Elle n’oppose pas une vocation d’alerte face au pire (souvent persillée aux choix de culpabilité, de perversion, de complaisance morbide ou même de pulsion cathartique), à une ambition révolutionnaire de transformation sociale qui serait soutenue par la séduction de l’utopie. Disons que ce front existe, bien sûr, et il compte. J’en ai même fait longtemps un de mes chevaux de bataille. Mais je crois qu’aujourd’hui le combat en appelle un autre, plus fondamental ou premier. Il met face à face ou dos à dos le réel avec sa prégnance totalitaire dans nos temps de cerveaux, et les possibles en mode guérilla.  Le réel se présente souvent à nous en sumo, campé sur ses appuis énormes et confiants. Il a pour lui ses certitudes. Il bouche l’horizon par sa seule présence. Il interdit presque qu’on le contourne, tellement il EST le réel. En face, les artistes se tiennent, souvent aux côtés des militants, avec leurs phrases, leur fougue, leurs espoirs, comme des boules de papier maché. Ils les lancent sur le réel, sur le sumo qui sourit et esquive, tentent alors un balayage, une prise qui glisse. Ils portent le possible en eux, avec toutes les nuances du probable et du plausible, du crédible et du faisable, du fragile, du raté et du repris, encore et encore. Et parfois, le sumo tombe. Le réel – et sa subversion – est donc la vraie cible de la science-fiction, son bloc à dynamiter. Qu’est-ce qui est tellement insupportable dans ce réel qu’on nous impose et qu’on nous vend, politiquement ou commercialement ? N’est-ce pas cette espèce de morgue avec laquelle il ose s’avancer comme le seul possible, alors qu’il est pourtant d’une contingence totale ? Il est une suite de hasards quasi miraculeux qui ont abouti à le voir dominer notre époque. Il est cette chance sur un milliard d’être advenu, qui nous fait croire que cette chance était un destin. À côté l’infinité de variantes, d’inflexions, de sauts et de retournements, d’altermondes qui bruissent tout autour en souris, en nœuds dans ces possibles, la mycorhize de l’imaginaire. Un simple « et si » suffit à le déployer sous la forêt du familier. Créer une œuvre en littérature future implique d’abord cette exigence minimale : offrir du possible au réel (…).

La littérature a un pouvoir de conservation, d’autoconservation (…). Elle a la capacité de faire mémoire, de créer dans la fiction des souvenirs plus forts que tout souvenir vivable ou vécu, dit Deleuze, des souvenirs d’une intensité telle qu’ils vont être en compétition en vous avec les souvenirs que vous avez de vos amis, de vos parents, de moments fantastiques de l’existence. C’est cette capacité de l’œuvre d’art à se conserver, à s’autoconserver et à porter, « tenir debout toute seule », comme dit Deleuze. Je trouve que c’est quelque chose d’absolument magnifique. « L’art conserve, et c’est la seule chose au monde qui se conserve » (Deleuze et Guattari). Ce qui se conserve est un bloc de sensation, un composé de percepts et d’affects.  L’œuvre d’art est un être de sensation, elle existe en soi. Tout l’enjeu de ce qu’on fait, et en particulier en science-fiction, c’est de créer des blocs d’imaginaire qui tiennent tout seuls et qui ont la capacité de relibérer leur énergie vitale chaque fois que vous ouvrez le livre et entamez la lecture. »