Discours de la servitude volontaire ou le Contr’Un, Étienne de La Boétie, 1577

Comme son ami Michel de Montaigne, Étienne de La Boétie dévoile dans son essai une pensée vive en construction. Ce naturel est bien sûr le fruit d’un art du discours (la rhétorique)  parfaitement maîtrisé et ordonné. Il tente d’établir les conditions de la liberté dans le cadre de la monarchie (il exclut l’étude des républiques). Pour cela, il faut rendre possible le bonheur, ne se soumettre ni à un maître, ni à plusieurs. Il met à jour l’absurdité de la domination d’un seul, qui ne tient que tant que ses membres acceptent une souffrance qu’il attribue à la peur de se révolter : « ils aiment mieux le souffrir que lui contredire ». Selon lui, la tyrannie repose sur du vent, car le maître est un être comme les autres. La Boétie s’agace, exprime sa colère car le malheur viendrait seulement de la faiblesse humaine qui fait que tout le monde obéit… ce qui entraîne avec le temps et l’usure du pouvoir une servitude, une forme certaine d’esclavage. Et la violence d’un seul homme est paradoxalement plus grande que celle d’une armée. L’unicité du pouvoir en induit la concentration : plus il est concentré, plus il est dangereux.

La Boétie tente de comprendre comment meurt la liberté et raisonne « à tâtons ». Il cherche des exemples tirés de la culture antique des humanistes de la Renaissance, notamment ceux des guerres médiques de l’archonte d’Athènes Miltiade contre les Perses au VIème siècle avant Jésus-Christ. Puis plus tard, le sauvetage de la flotte grecque par Léonidas qui les retient au défilé des Thermopyles. Il évoque également la bataille de Marathon en 490 avant Jésus-Christ… Les Grecs, en petit nombre, ont eu « du cœur » et ont vaincu l’ennemi malgré sa supériorité numérique. Il constate alors l’universalité de la guerre, la banalité du mal. Les peuples se laissent eux-mêmes systématiquement «gourmander » (dévorer).

Le plus drôle est que l’auteur feint de s’en étonner car pour lui la solution serait d’une évidente simplicité, sans dépense aucune. Il suffirait « de bête revenir homme » pour recouvrer un « droit naturel ». Mais il concède de façon vraiment provocatrice que ce serait trop facile : les peuples préfèrent se compliquer la vie. Il interroge alors la pulsion autodestructrice de l’homme qui agirait d’instinct en esclave, mourant en plein combat sanguinaire. Pour démontrer cela, il recourt à deux exemples analogiques déconcertants pour le lecteur lettré du XVIème siècle car ils ne renvoient à aucune érudition, mais plutôt au bon sens. Premier exemple : un feu de bois que l’on n’attise pas finit par s’éteindre de lui-même. Et pourtant… « Les tirans plus ils pillent, plus ils exigent, plus ils ruinent et détruisent, plus on leur baille, plus on les sert, plus ils se fortifient ».  Le second exemple est du même ordre : une racine sans sève ne fructifie pas : « la branche devient sèche et morte ». A l’issue de l’analyse de ces deux exemples, la conclusion est sans appel. Sans la liberté, « tous les maux viennent à la file ». 

Suit alors l’extrait le plus célèbre de l’oeuvre, un discours pamphlétaire adressé au peuple. Pour dénoncer la bêtise généralisée, en utilisant la forme littéraire de l’éreintement. Il en ressort cette proposition à valeur générale : « soiés résolus de ne servir plus, et vous voilà libre ». Devant la désarmante simplicité de ces propos, La Boétie s’excuse, se juge fou, feint l’autocritique. Il relance à ce moment la quête impossible d’une méthode pour libérer le peuple de façon ludique et faussement régressive : « Cherchons donc par conjecture, si nous en pouvons trouver, comment s’est ainsi si avant enracinée cette opiniâtre volonté de servir, qu’il semble maintenant que l’amour même de la liberté ne soit pas si naturelle ».  En réalité, l’auteur mime une prise de conscience, fraîche et spontanée : l’amour de la liberté serait le fruit d’un apprentissage, puisqu’il ne serait pas inné (naturel). Cet écrit commence donc à demi-mot à avouer sa portée didactique. Son objectif : une éducation à la liberté, à partir d’une réflexion d’une grande évidence libératrice. Mais concrètement bien difficile à acquérir… un peu comme le fait que l’apparence de naturel est souvent le fruit du travail, de l’artifice. 

Comment faire pour rester libre ?

Naturellement, l’homme obéit aux parents, à la raison et à la liberté. Ceci est vrai pour tous, il affirme l’unité de la condition humaine qui conduit… à la liberté ? Nous habitons la même terre, nous nous ressemblons tous physiquement car nous sommes « figurés à mesme patron », nous communiquons tous par la voix et la parole : « nous sommes tous compagnons ».  Puis il brise cette belle observation car les hommes s’esclavagisent et s’injurient… pour une raison bien étonnante… celle d’être nés non seulement avec la liberté mais aussi « avec affection de la défendre ».

La liberté est un bien précieux mais fragile…

Les animaux, eux, sont naturellement libres, car ils ne supportent pas la captivité qui les fait mourir. Ils se défendent ostensiblement quand on les chasse. Ce « mal de sujétion » est acceptable selon lui chez les animaux, mais non chez les hommes. 

Tout pouvoir, qu’il soit politique, militaire, ou acquis par héritage, dérive vers l’asservissement : « les semences de bien que la nature met en nous sont si menues et glissantes qu’elles ne peuvent endurer le moindre heurt de la nourriture contraire : elles ne s’entretiennent pas si aisément ; comme elles s’abatardissent, se fondent, et viennent à rien ne plus ne moins que les arbres fruitiers…. Les herbes ont chacune leur propriété, leur naturel et singularité ; mais toutefois le gel, le temps, le terroir ou la main du jardinier, y ajoutent ou diminuent beaucoup de leur vertu : la plante qu’on a vue en un endroit, on est ailleurs empêché de la reconnaître ».

La Boétie nous brosse alors un portrait plus nuancé de la liberté, idée difficile à discerner dans la vraie vie, comme si l’objet de son discours se dérobait. Il interroge l’exemple de la République de Venise, où règne Licurgue « le policeur de Sparte ». Sur une terre dite de liberté, les hommes deviennent « des chiens courant au plat et au lièvre bien qu’ils soient frères ». La Boétie analyse finement différents exemples historiques pour constater des actes de barbaries suivis de repentances, d’incommunicabilité, de conjurations.

L’auteur s’étourdit lui-même, remet en cause ses propres analyses et perd le fil de son discours : «  à quel propos tout ceci ? » Cette tourmente personnelle le fait évoluer. Sa colère initiale contre le peuple trop obéissant est passée : « je suis d’avis qu’on ait pitié de ceux… ou bien que on les excuse, ou bien qu’on leur pardonne » L’homme est parfois aveuglé par une idée qu’il n’a jamais vue : « si n’aians vu seulement l’ombre de la liberté ». 

Les hommes sont-ils capables d’être libres ? 

Il rassemble ses esprits, récapitule son raisonnement : « la première raison de la servitude volontaire, c’est la coutume ». Constate que certains hommes font exception, de façon certainement autoréférentielle : « un mieux né que les autres qui sente le pois du joug et ne se peut tenir de le secouer ».  Ulysse, lui aussi, recherchait sa demeure naturelle.

Quelles sont les qualités de ces êtres refusant la servitude ? Ne pas se contenter de privilèges, de naïveté, de « regarder ce qui est devant [son] pied ». Il faut développer un « entendement net », un « esprit clairvoyant » grâce à l’étude et au savoir. Même quand toute liberté a disparu dans une société, elle peut encore se savourer en imagination, par les livres et par le partage des idées. Cette affaire est extrêmement sérieuse. Même Momos le dieu moqueur s’est abstenu de se moquer de l’homme auquel il manque « une petite fenêtre au cœur, afin que par la on peut voir ses pensées ».

La Boétie prend ensuite la défense de Cicéron qui oeuvra grâce à ses discours à la conquête de la liberté à Rome, mise en œuvre par Brutus et Cassius, assassinant César. Les autres conjurations romaines n’ont pas fait disparaître la tyrannie : « suis content qu’ils aient montré par leur exemple qu’il ne faut pas abuser du saint nom de liberté, pour faire mauvaise entreprise ». Bien sûr, invoquer la liberté ne suffit pas à la faire régner pour de bon. Le lecteur est donc indirectement invité à remettre en cause sa propre idée de la liberté quand il la croit acquise. Ceci minimise aussi la portée satirique des passages ridiculisant les esclaves… dans la mesure où tant de gens semblent finalement l’être, selon des modalités infiniment variées. L’art de faire croire aux hommes qu’ils sont libres est d’un raffinement extrême, une illusion certaine.

En fin de compte, La Boétie reconsidère ses arguments de départ. « La première raison pourquoi les hommes servent volontiers, est pour ce qu’ils naissent serfs et sont nourris tels ». La coutume est donc naturelle, la servitude également. Comme le dit Hippocrate, médecin grec au siècle de Périclès, les gens deviennent lâches. Perdre la liberté, c’est perdre la vaillance, la vitalité, la santé. L’historien grec Xenophon avait déjà souligné le malaise et la peur ressentis par les tyrans, très communicatifs !

Le contre-poison, c’est l’amitié universelle qui affranchit. La Boétie justifie l’omniprésence de la tyrannie par un élan naturel dû à la faiblesse humaine, laissant le mouvement de l’amitié se corrompre en sujétion. Comment la nécessité naturelle de l’amitié peut-elle dégénérer ? Diverses techniques de manipulation des autres et de soi-même dévoient la nature.

Le texte de La Boétie est lu dans une série de quatre vidéos proposée par la chaîne YouTube de Piracy bringer.

 N.B : Les citations sont extraites de l’édition Gallimard, collection Tel. Le texte intégral en français modernisé est  consultable librement en version numérique sur le site classiques.uqa.ca, ou disponible avec un glossaire aux éditions Garnier-Flammarion.