Cet article a été publié dans la revue littéraire Quinzaines, n°1250, janvier 2023.
Récoltes et semailles. Réflexions et témoignage sur un passé de mathématicien est le récit-témoignage du célèbre mathématicien Alexandre Grothendieck, présenté par les éditions Gallimard en janvier 2022 comme une œuvre du patrimoine de l’humanité. Après avoir révolutionné la géométrie algébrique, puis milité à l’avant-garde de l’écologie radicale, il se lance dans un projet autobiographique de nature littéraire afin de se connaître, de transmettre une méthode à tous et de dénoncer l’injustice de ce qu’il considère comme son « enterrement » prématuré par la communauté des mathématiciens. Le texte, achevé en 1986 et diffusé en ligne, n’a pas toujours été bien reçu en raison de certains portraits au vitriol d’amis et mathématiciens de renom. Mais en creusant un peu la dimension littéraire de l’œuvre, il se pourrait qu’une autre lecture apparaisse, dans cette grande promenade protéiforme où il est avant tout question de « la pulsion de connaissance, et de la peur et de ses antidotes vaniteux » (En guise d’avant-propos).
Né en 1928 à Berlin, Alexandre Grothendieck émigre en France à l’âge de onze ans pour rejoindre ses parents, avec un statut d’apatride. Sa biographie fait l’objet de divergences, tant elle suscite de curiosité dans le milieu international des mathématiques, ainsi que de l’écologie radicale. Il est le fils d’une anarchiste allemande protestante et d’un anarchiste ukrainien juif, tous deux liés aux révolutions européennes. Sa scolarité fut d’abord irrégulière, notamment en raison de son exil en France et de son internement dans le camp du Rieucros en Lozère. En 1942, quand il apprend la mort de son père dans le camp d’Auschwitz, il est envoyé au Secours suisse pour enfants à Chambon-sur-Lignon. Il retrouve sa mère à la Libération, près de Montpellier. Poursuivant une scolarité modeste, il travaille essentiellement en autodidacte. Ses professeurs décèlent son talent original pour les mathématiques et après le baccalauréat, il rejoint une équipe de renommée internationale, notamment à Nancy auprès de Laurent Schwarz et de Jean Dieudonné. Il rejoint le collectif Bourbaki et ses travaux le conduisent rapidement à une carrière plus que brillante au sein de l’Institut des Hautes Études Scientifiques de Bures-sur-Yvette, par la révolution qu’il introduit en topologie, dans le domaine de la géométrie algébrique. Entre 1955 et 1968, il en renouvelle radicalement les fondements et les méthodes, aujourd’hui partie intégrante du paysage mathématique mondial. Il n’est jamais allé chercher la médaille Fields qui lui a été décernée en 1966. Puis, en 1970, il rompt à grand fracas avec le milieu de la recherche mondiale, pour suivre le chemin d’une vague de scientifiques qui a privilégié une éthique nouvelle ouvrant la voie de l’écologie radicale.
La langue réinventée ?
Alexandre Grothendieck se livre à une enquête sur lui-même en tant que mathématicien, sur sa propre force créative, en démontant en temps réel les mécanismes de l’écriture de son récit-témoignage. En raison d’un « intense besoin de renouvellement intérieur ». L’homme cherche à se connaître en écrivant, de la même manière qu’il faisait « de la mathématique », toujours en écrivant sur des pages de papier. Il a derrière lui un volume hors-normes de textes mathématiques entièrement rédigés de sa main. De son attention – « profond désir de connaissance » – portée au mot juste et à la syntaxe résulte une prose explicite et facile à lire, sans aucun mot difficile hormis les passages purement mathématiques : l’ouvrage peut se lire partiellement ou dans le désordre.
Il n’analyse pas les éléments de son passé sans réfléchir, en même temps, à l’acte d’écrire. Tout se joue dans et par le langage en une sorte de longue méditation philosophique. Selon un point de vue à l’instant t du présent, qui ne cesse d’être revisité dans l’espace du souvenir. Son écriture est aussi fluide qu’obsessionnelle, autocorrective, naturelle, subversive, humoristique ou tendre.
Le personnage central de Récoltes et semailles se met à nu sans se payer de mots car il n’écrit pas cette fois pour les sachants. (Peut-être imagine-t-il aussi que son oeuvre puisse être aisément traduite en différentes langues du monde ?). Son objectif est triplement didactique : il écrit dans le but d’apprendre des choses sur lui-même et les autres, et aussi pour transmettre à tous sa méthode créative. Un secret lentement dévoilé pour essayer de faire comprendre ce qui est d’une simplicité si désarmante qu’elle dépasse l’entendement de ceux qui lisent des livres : il s’agit de se connaître soi et le monde de façon intime, en harmonie avec la Création universelle. Le microcosme est dans le macrocosme.
Au travail, l’écrivain !
Alexandre Grothendieck revient sur les épisodes de son passé, dans une quête si méticuleuse qu’il se noie consciemment dans la démultiplication des points de vue sur la réalité qui dépend de la « qualité d’attention » qu’on lui porte. Les chapitres s’enchaînent avec de grandes variations rythmiques et des transitions fleuve qui renvoient parfois à des notes où se cache l’idée essentielle.
La recherche de la vérité sur son passé se dérobe, entreprise aussi vaine que nécessaire, déploiement monstre d’un travail qui construit ses outils dérisoires et instables. Toutes les phases du travail de l’écrivain sont conçues, décrites et analysées sous les yeux du lecteur qui assiste à la totalité de la genèse de l’œuvre, incluant le brouillon, les versions successives, les aléas matériels et contingences humaines qui ralentissent le travail d’écriture d’un soi à la recherche du temps passé, mais avant tout de temps pour écrire. Lire Récoltes et semailles, c’est entrer dans l’atelier de l’Ouvrier à la tâche.
Dans À l’ombre de Grothendieck et de Lacan, le mathématicien Alain Connes et le psychanalyste Patrick Gauthier-Lefaye conversent tentent en se demandant si l’inconscient pourrait être structuré comme un topos. Pour faire saisir par la métaphore le topos grothendieckien, Alain Connes explique qu’il introduit « des nuances dans la notion de vérité ».
Alexander Grothendieck ne cache pas les obstacles variés qui se mettent sur son chemin d’écrivain, déconstruisant au passage le mythe du livre achevé. L’imperfection de l’œuvre est en elle-même une leçon : « La découverte de l’erreur est un des moments cruciaux, un moment créateur entre tous, dans tout travail de découverte… Craindre l’erreur et craindre la vérité est une seule et même chose » (p.200).
Toute création ne se fait pas en dehors du corps de l’écrivain soumis à des contraintes matérielles : se loger, manger, se soigner, gérer les affaires courantes. Montaigne en faisait lui aussi état dans ses Essais, mais il fallait vraiment être un homme affranchi pour oser faire allusion aux triviales conditions d’écriture… Le travailleur intellectuel se montre en travailleur manuel. L’omniscience de l’écrivain n’est pas une donnée brute préexistante, elle se construit à tâtons, dans la douleur.
Lire est inutile
Le langage peut détruire le monde, celui des mathématiques peut servir à fabriquer des bombes atomiques. C’est une raison suffisante d’abandonner toute recherche qui aurait pour conséquence de nuire au genre humain. On est là dans l’esprit des années 1960 et 1970.
Il ose l’écrire : lire est inutile, puisque toute connaissance nouvelle ne peut venir que de soi-même. Il lance un défi au lecteur, se sonder pour mieux se connaître. Il le tutoie et l’enjoint à retrouver l’enfant qui est en lui (p.25). Alexandre Grothendieck veut effacer les années de domination qu’il a désormais conscience d’avoir exercé sur ses anciens étudiants, par manque d’écoute. Il dénonce le plaisir pervers de la malveillance « pour rien » de certains enseignants, plus grave encore que les manèges de l’ambition et du pouvoir. C’est donc en connaissance de cause qu’il dénonce la décadence du monde de la recherche érigé en star system : « vis-à-vis d’un inconnu, l’homme célèbre, quoi qu’il fasse, est au-dessus de tout soupçon : c’est la carte blanche pour le pillage, donnée à l’homme de notoriété contre celui qui est sans recours » (p.1694). Ancien bourreau devenu victime, le travail de purge est avant tout intérieur. L’auteur fait état de l’avancement de sa lecture du psychiatre Carl Jung.
C’est pourquoi il vaut mieux créer que lire, pour vivre à plein « ce sentiment de l’apparition du nouveau » (p.1145), et pour apprendre dans « l’ivresse de la découverte de l’enfant curieux et sacrilège » (p.1239). Faire un détour pour retrouver l’innocence de l’enfant qui adhère au réel, sans parole, dans une fusion avec le règne animal, végétal et minéral. On est en plein dans la modernité philosophique, où l’humain se redéfinit comme un continuum avec le vivant.
Structure du récit : l’éternel retour !
L’ouvrage se compose d’un prélude en quatre mouvements et de quatre parties, que l’on peut lire comme les étapes d’un processus de création :
Fatuité et renouvellement
l’enterrement (1) – ou la robe de l’empereur de Chine
l’enterrement (2) – ou la clé du yin et du yang
l’enterrement (3) – ou les quatre opérations.
Dans le sommaire, les titres de chapitres forment une liste poético-comique, faisant de la mathématique yin yang « le plus macho des arts », « la belle inconnue », « désir et rigueur », « les neuf mois et les cinq minutes », « les obsèques du yin », « supermaman ou superpapa ? » L’ouvrage est aussi plein de suspense : l’auteur parviendra-t-il à achever son ouvrage, sachant qu’il est en quête d’une vérité inexistante et tente de comprendre un processus créatif insaisissable ? La voie du rêve est prise au sérieux, il développera cette piste dans son ouvrage intitulé La Clé des songes (1987, accessible en ligne), un récit de conversion religieuse adogmatique très personnel, de type rousseauiste ou new age. La dimension mystique de Récoltes et semailles est déjà perceptible en filigrane. Se dessine une érotique de la connaissance à l’aide d’images mystiques abstraites : la mer, l’aiguillon, l’arc et la flèche… Pour apprendre à redevenir un éternel débutant, penser contre soi et dialoguer avec « l’autre Soi-même ».
Du Zeitgeist (esprit du temps) à une Weltanschauung (vision du monde)
L’auteur ne fait presque aucune référence culturelle, hormis Carl Jung et Krishnamurti qui étaient dans l’air du temps, intéressant aujourd’hui encore le grand public. Il découvre avec de nombreux intellectuels de l’époque la méditation et a contribué à l’installation d’un temple bouddhiste en France dans le bois de Vincennes de Paris. Comment aller vers l’équilibre yin et yang du monde ? « La troisième partie est la plus profonde » (p.1126). L’ouvrage apparaît alors sous un nouveau jour, comme un projet de paix perpétuelle. En effet, Alexandre Grothendieck s’échine à comprendre la nature du conflit qu’il cherche à régler. Le conflit le plus profond n’est pas entre lui et les autres, il s’agit d’un conflit intérieur. Il identifie paradoxalement la pire forme de violence, qui est la violence gratuite. Que l’on inflige aux autres et à soi-même. Il s’y reprend à plusieurs reprises pour en prendre conscience : il relate par exemple à de multiples reprises l’évolution de sa relation avec son ami et collègue mathématicien Pierre Deligne. Ce qui a pu froisser dans le milieu des chercheurs, c’est qu’il observe au ras de la relation humaine des personnalités reconnues à l’échelle internationale. Il les traite au niveau de leur façon quotidienne de communiquer sans s’embarrasser. Il cherche à comprendre le détail le plus infime. La lecture de Récoltes et semailles nous fait entendre un cheminement, avec ses errements, vers cette « qualité de vérité » à laquelle tendent le mathématicien et l’écrivain.
Le véritable sens de Récoltes et semailles échappera toujours, « livre ouvert » (Umberto Eco) à une infinité de lectures. C’est un manifeste explicite en faveur d’un haut niveau d’attention relationnelle[1]. Un cri rauque de tendresse qui tente de faire l’apologie du féminin. Un balbutiement en langue française pour faire entendre derrière elle cette autre langue secrète des images, universelle et archétypale. Encore une fois, on est dans la modernité car la littérature européenne contemporaine est relationnelle.
Au-delà des accusations portées, Récoltes et semailles reste avant tout un grand mea culpa, une tentative obsessionnelle pour enterrer la part sombre de lui-même, celle du chercheur brutal, élitiste et dominateur. Enfant victime d’abandon et de violence, il a ensuite participé à une forme de violence systémique involontaire, dont il veut se libérer en conscience par l’écriture. Récoltes et semailles peut se lire comme une entreprise de déconstruction des mécanismes de la domination masculine, à l’aune des mouvements féministes des années 60.
Pour se faire comprendre par le lecteur de Récoltes et semailles, « celui qui n’a jamais rien compris aux maths », Alexandre Grothendieck met à jour un travail d’une infinie « délicatesse » pour étreindre la « beauté ».
Dans la vidéo « Récoltes et semailles d’Alexandre Grothendieck » accessible sur le site de la Maison de la Poésie (vidéo YouTube du 7 avril 2022), des extraits de l’œuvre magistrale sont présentés par le mathématicien Michel Broué, sélectionnés et lus par Anouck Grinberg.
[1] Pour une philosophie de la relation, Edouard Glissant dépasse l’obsession pour l’unité, lui préférant le tremblement de la diversité des identités. L’espace créolisé ne peut pas s’appréhender sans sa forme accélerée du devenir. À quand une lecture grothendieckienne de l’espace et du temps chez Édouard Glissant ?